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Le site internet de la ville de Delme s'ouvre sur une photographie de la synagogue. Ainsi, c'est par elle que la ville se dévoile en premier à l'internaute. C'est en association à elle que l'on entend parfois - peut-être même souvent - prononcer le nom de Delme. C'est elle qui a pu susciter notre première venue dans la commune. Elle qui impulse l'écriture de cet itinéraire. C'est donc tout autant une évidence à emprunter qu'une politesse à lui rendre que de commencer ce parcours par elle.

Construite pour accueillir la communauté juive grandissante de Delme, la synagogue s'inaugure en 1881. En 1981, précisément un siècle plus tard, elle est fermée au culte par manque de pratiquants. Elle devient, une dizaine d'années plus tard, un espace d'art contemporain.
Une première exposition s'y installe en 1993 : les objets de culte sont évacués, les murs peints en blanc, de manière à correspondre à ce code d'exposition apparu dans les années 70 qu'est le white cube, le cube blanc. C'est-à-dire un espace d'exposition qui recherche et revendique une forme de neutralité, qui voudrait s'affranchir de tout contexte, notamment en baignant les œuvres d'art dans une blancheur immaculée.
Mais si la synagogue fait effectivement un pas vers le white cube, elle fait également un pas de côté. Elle n'y pénètre pas entièrement, s'attarde sur le seuil. Elle emprunte la blancheur mais sans aseptiser l'espace, sans la volonté d'un hors-monde, mais au contraire, en maintenant et en affirmant le poids de l'histoire chargée dans le bâtiment.
Le centre d'art s'installe ainsi sur le fil. C'est une page blanche qui ne fait pas table-rase, mais qui prend soin des fantômes ; qui les réveille ; qui peut même être mise à leur service. Ce n'est pas un blanc pour effacer, mais pour mieux révéler l'infinité des perspectives qu'offre l'édifice. Une manière de faire le vide, non pas pour le vide lui-même, mais pour donner davantage de place et d'amplitude aux échos. C'est-à-dire pour remplir autrement.

En pénétrant dans le centre d'art, ce que la blancheur des murs met d'abord en valeurs, ce qui nous fait inlassablement face, ce sont les contours de marbre de l'arche sainte. Comme dans chaque synagogue, elle avait vocation à abriter les rouleaux de la Torah. Elle est aujourd'hui une présence sculpturale qui habite les lieux, qui se mêle aux œuvres, d'exposition en exposition, et qui devient donc doucement familière. Si chaque nouvelle exposition est une découverte, l'arche en fait également des retrouvailles.

Suivant les expositions, les portes de l'arche peuvent être apparentes, cette dernière prend alors l'allure enfantine d'une maison, comme on l'imaginerait de façon archétypale. La synagogue devient ainsi une architecture gigogne : un bâtiment qui en inclurait un autre. En poursuivant cet élan par l'imagination, il y aurait, pourquoi pas, derrière les portes de l'arche, une autre maison, plus petite encore, puis une autre, et une autre... Nous pousserions des portes à l'infini. Comme une manière paradoxale d'avancer toujours, d'approfondir, bien que coincé entre quatre murs.
Ouvrir de nouveaux espaces à l'intérieur de ce qui a été circonscrit, ce pourrait être une manière parmi d'autres, d'ailleurs, de parler d'art.

Lorsque les portes de l'arche sont occultées, le vertige de ces inclusions nous est refusé, mais c'est au profit d'une autre piste. Car si l'on efface l'image de la maison, que l'on camoufle les ouvertures, c'est la figure d'une flèche blanche que les contours de l'arche découpent sur le mur.

À une trentaine de kilomètres vers le nord-nord-ouest, dans la ville de Metz et à sa périphérie, persistent précisément quelques flèches blanches, plus ou moins estompées par le temps et les ravalements de façades, peintes sur les murs de vieux bâtiments. Certaines mesurent plusieurs mètres, souvent verticales, elles pointent vers le sol. Elles furent inscrites sous l'occupation allemande, au cours de la Seconde Guerre mondiale, pour signaler les caves qui pouvaient être utilisées comme abris antiaériens, alors que les alliés intensifiaient leurs bombardements en 1943-1944.
Comme l'explique l'archéologue Michaël Landolt : "Ces flèches étaient tout d’abord destinées aux piétons qui, lors d’une alerte, pouvaient rapidement trouver une cave pour se mettre à l’abri. Puis, après les bombardements, si la base du bâtiment était encore debout, les flèches permettaient aux sauveteurs de localiser rapidement, sans l’aide d’un plan, les personnes éventuellement piégées suite à l’effondrement ou à l’incendie du bâtiment situé au-dessus."1

Si les flèches messines signalaient des refuges souterrains, la flèche que l'on peut décider de lire dans l'arche sainte de la synagogue pointe dans la direction opposée. Cette direction qu'elle nous indique, nous pouvons l'emprunter du regard, remonter le long du mur et atteindre très vite l’oculus occulté, comme un œil fermé, un soleil devenu lune. Nous pouvons monter encore et déverser les yeux dans le dôme qui nous surplombe ; reconstruit dans l'après-guerre, suite à sa destruction par des soldats allemands, en 1944. En s'attardant dans le dôme, le regard déborde finalement. Il fuite vers le ciel, à travers les briques de verre, et c'est peut-être bien ce à quoi l'arche devenue flèche, et à travers elle la synagogue toute entière, nous invite : à trouver refuge au beau milieu du ciel.
Un ciel qui n'est pas forcément spirituel, pas seulement du moins ; un ciel d'oiseaux aussi, de montgolfières (puisque des montgolfières furent cousues à Delme). Un ciel à habiter donc. Un ciel pour prendre de la hauteur, du recul, pour peser et poser les choses, pour respirer, pour mieux voir. Puisque dans ce glissement funambule du cultuel au culturel qu'opère la synagogue depuis 30 ans, il doit bien être question de ça aussi. De respirer et de mieux voir.


  1. Michaël Landolt, Quelques vestiges des abris de la défense passive dans l’agglomération messine (1937-1944), Le Pays Lorrain, 95-1, mars 2014, p. 71-78.