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Dans son livre Le Dépaysement – voyages en France, Jean-Christophe Bailly consacre un chapitre à la synagogue de Delme, à sa mutation de lieu de culte à centre d'art, et au sens que cela porte et doit porter. Dans ce même chapitre, l'écrivain précède son évocation de la synagogue par une description de l'ancien cimetière juif de Toul. Il écrit notamment : « Aucune de ces tombes n'est entretenue et de nombreuses stèles penchent, quelques-unes même sont tombées. » Il parle « d'un effet d'abandon, comme si les pierres elles-mêmes étaient désemparées. » mais il évoque aussi une « vibration secrète »1.
Ces mots pourraient tout aussi bien être associés à l'ancien cimetière juif de Delme, tout proche de la synagogue, auprès duquel nous arrivons. Ici, devant les stèles qui s'inclinent en tous sens, une impression remonte dans des mots étranges ; celle d'être en présence de tombes mortes. Mais ce serait une mort secrètement vibrante comme le suggère Jean-Christophe Bailly ; une mort chargée de vie.
Peut-être parce que les inclinaisons variées des stèles donnent une impression de mouvement, d'une ondulation douce, fluide, qui vient assouplir la rigidité des pierres. Comme si – souvenir d'un champ de blé – les tombes ployaient sous le vent.
Peut-être aussi, parce qu'en pénétrant dans le cimetière et en progressant de sépulture en sépulture, en considérant chacune par sa taille, sa forme, son déséquilibre – c'est-à-dire sa posture -, en considérant les lichens et les mousses qui l'habillent, on finit par prêter à chacune une personnalité propre.
De ces tombes qui font corps par l'ondulation qu'elles dessinent, on en vient ainsi, aussi, à les considérer dans leur singularité. On passe de l'une à l'autre, presque en les saluant, en mettant un point d'honneur et d'empathie à n'en oublier aucune. Surpris de s'entendre se dire à soi-même qu'on voudrait surtout ne froisser personne. Ne pas vexer les pierres.

Si ces tombes semblent vivantes – il faudrait presque dire : vivantes d'être mortes – c'est encore que, dans le fond du cimetière, des arbres ont poussé à leurs côtés. Les pierres se reposent, adossées au tronc, comme pour reprendre leur souffle. Mais l'impression s'inverse pour certaines d'entre elles, et on imagine que c'est alors la tombe, comme un tuteur, qui s'est rapprochée de l'arbre pour le soutenir et guider sa croissance.

Cette affinité entre l'arbre et la pierre qui s'opère dans ce cimetière de Delme, résonne avec une œuvre de Joseph Beuys : les 7000 chênes. En 1982, l'artiste allemand initie une action qui se terminera en 1987 (un an après sa mort) et qui consiste en la plantation collective de 7000 chênes, dans la ville de Kassel et à ses alentours. À chaque arbre planté est associée une colonne de basalte, dressée et enfouie de moitié dans le sol. Le basalte agit comme une pierre-témoin, une signalisation symbolique de l'arbre tout autant que de l’œuvre dans sa globalité ; œuvre qui ambitionne de sculpter la ville par le reboisement. Installée verticalement, la roche évoque également la figure d'une stèle, elle suggère la dimension de monument, et cette dimension transpire jusqu'à l'arbre, jusqu'aux 7000 arbres, qui deviennent monument à leur tour.
Au-delà des multiples résonances que tisse l’œuvre, aussi bien écologiques que sociales, historiques et politiques, ce qui intéresse Joseph Beuys dans cette association entre le végétal et la roche, c'est également un rapport de proportions entre une partie vivante amenée à croître et une partie minérale qui perdurera dans sa forme, ou plutôt diminuera insensiblement. Si bien que la pierre, présence imposante au départ, deviendrait, après quelques dizaines d'années, « un accessoire au pied du chêne »2 comme l'explique l'artiste. À Kassel, la pierre est ainsi mise au service de l'arbre.

Dans le cimetière de Delme, la relation entre la pierre et l'arbre est moins explicite, écrite dans des langues que nous ne parlons pas. Mais l'agencement de certains arbres avec certaines pierres invitent à une dernière possibilité de lecture, une forme d'hypothèse magique : des arbres qui auraient poussé depuis la pierre elle-même ; une pierre qui, en somme, aurait été la graine. La similitude de couleurs des écorces et des stèles abonde en ce sens, renforcée encore par les tâches de lichen parsemant indifféremment chaque surface et les liant entre elles.
Alors, en s'appuyant sur les chênes-monuments de Joseph Beuys, on pourrait s'essayer à envisager les arbres devant nous comme le prolongement vivant des pierres, comme leur épanouissement. Ici, dans l'ancien cimetière israélite de Delme, les arbres sont des tombes auxquelles on aura laissé le temps de grandir. De vivre.


  1. Jean-Christophe Bailly, Le dépaysement : voyages en France, Points, 2012, p.179.
 

  2. Free International University (1982), 7000 chênes, revue Inter n°47, 1990, p. 6–7.