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En 2014, à Niort, ouvre le cimetière naturel de Souché. C'est un cimetière où les inhumations se font en pleine terre, dans des cercueils biodégradables. Les imposantes dalles funéraires y cèdent la place à de discrètes pierres de calcaire, les fleurs artificielles sont proscrites mais on prend soin des herbes folles, les insectes et les oiseaux sont les bienvenus. Tout en étant un lieu où, comme on peut l'entendre dire : il semble possible de réellement reposer en paix, le cimetière est aussi un lieu vivant, et un lieu où l'on peut vivre. Le recueillement y devient une promenade, et la promenade un recueillement.
A Niort, les plantes qui peuvent recouvrir les sépultures n'ensevelissent pas la mémoire mais au contraire, elles l'accompagnent. Elles sont une autre manière de l'entretenir, sans sécateur ni débroussailleuse, ou presque. La végétation qui prolifère est le relais vivant des tombes, elle vivifie le souvenir. La mémoire n'y tourne pas en rond, encagée dans un bloc de granit mais elle s'enforeste1. Elle infuse dans tout ce qui pousse, dans ce qui est et est encore à venir. Dans le cimetière de Souché, il y a tout autant à se souvenir qu'à réapprendre à voir. Et l'on peut voir alors que le cimetière est bien moins livré à lui-même qu'il n'est rendu au mouvement du monde ; en pleine vie.

C'est ce regard que nous pourrions parfois convoquer dans l'ancien cimetière israélite de Delme, quand les hautes herbes frémissent autour des stèles fatiguées. Sur une de ces stèles justement, datant de 1850, l'épitaphe gravée dans la pierre indique : « Que son âme soit réunie au faisceau des vivants. » Et, au milieu des hautes herbes qui dansent, ce vœu semble pouvoir s'exaucer.

En 1935, l'écrivain Jean Giono publie Que ma joie demeure. Le roman s'attache à décrire comment, sur un plateau agricole de Haute-Provence, une petite utopie va prendre forme grâce à la venue d'un voyageur, et remplacer résolument la tristesse monotone qui imbibait jusqu'alors la vie des habitants. Dans la dernière partie du livre, cette montée progressive et collective de la joie bascule tragiquement. Ce tournant sombre du récit, avec notamment la mort accidentelle d'un personnage clé, a fait beaucoup réagir les lecteurs de l'époque. Si bien qu'un an plus tard, Jean Giono déclarait : « Je voulais terminer Que ma joie demeure autrement que je ne l'ai fait. Il reste dans mon journal un projet de dernier chapitre. »2
Dans les quelques pages qui schématise ce dernier chapitre, il est question de ce personnage mort, de son corps étendu sur la terre. Et il est question de toute la vie que ce corps convoque, anime, favorise, autour de lui et en lui. De tout ce que ce corps s'apprête à nourrir : la terre elle-même et les plantes qui y prennent racines, les insectes, les oiseaux et les mammifères venus, parfois de loin, pour s'en repaître. Tout ce vivant qui va et vient autour du corps mort. Une vie éteinte qui est incorporée par d'autres vies ; c'est-à-dire une vie démultipliée. Une vie qui rejoint le « faisceau des vivants » que mentionne la stèle de Delme. Dans cette esquisse d'un dernier chapitre, Jean Giono écrit que son personnage « s'étend aux dimensions de l'univers. »3

En 1969, l'artiste américain Robert Barry réalise une œuvre qui consiste à libérer 0,60 m3 d'hélium dans le désert de Mojave4. L'hélium faisant partie des gaz inertes, il n'entre pas en réaction chimique avec son environnement, il perdure. Depuis plus de cinquante ans, les atomes d'hélium de Robert Barry se baladent ainsi à travers le monde, comme une sculpture à la forme inconnue, sans cesse mouvante, invisible et inodore.
Et c'est parce que cette sculpture est indécelable qu'elle est potentiellement partout. Que nous pouvons la convoquer ici-même, maintenant, et nous dire que, peut-être, un atome libéré par Robert Barry en 1969 dans le désert de Mojave est en train de cheminer avec nous, pris dans la petite turbulence créée par notre corps en marche.
Le sous-titre que Robert Barry appose à cette œuvre peut être traduit par « Depuis un volume mesuré jusqu'à l'expansion infinie ». Comme un écho involontaire au personnage de Jean Giono qui s'étend aux dimensions de l'univers.
C'est dans le rebond de ce même écho que nous pourrions enfin placer la mémoire telle qu'elle habite l'ancien cimetière israélite de Delme. Une mémoire qui, à l'image du personnage de Que ma joie demeure ou de l’œuvre de Robert Barry, est remise au monde pour mieux s'étendre à lui. Une mémoire qui travaille d'autant plus qu'on la croit délaissée.
Ici, c'est peut-être parce qu'elle se trouve parfois au milieu des herbes folles, parce que la vie s'accroche à elle, et la déploie, et la disperse, que la mémoire respire. Que comme les plantes, elle se dissémine et ensemence.

[En chuchotant :]
Profitant d'une fissure de la stèle, la mémoire se glisse à l'air libre, elle se faufile à la surface de la pierre, s’agrippe au lichen puis, à dos de fourmi, remonte le long d'un lierre. Emportée par une bourrasque de vent, elle s'envole, prend de l'altitude. Et là-haut, désormais en plein ciel, elle tourbillonnera bientôt autour d'un atome d’hélium.


  1. Baptiste Morizot, Sur la piste animale, Actes Sud, 2018, p.25. 

  2. Jean Giono, Les vraies richesses, Grasset, 1992 (1937), p.19. 

  3. Ibid., p.28. 

  4. Robert Barry, Inert Gas Series/Helium/From a Measured Volume to Indefinite Expansion, 1969.