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L'ancien cimetière israélite se situe chemin du moulin de la Fosse. Dans le souvenir de quelques habitants, sur certaines cartes, sur le plan de la commune situé à côté de l'église Saint-Germain, le chemin s'appelle encore chemin de la Piscine.
C'est également en tant que chemin de la Piscine qu'il est référencé sur le service de cartographie en ligne : Google Maps. Sur le plan que ce site internet affiche alors, la piscine elle-même, dénommée « piscine des Allemands », est représentée. Si l'on se fie au site, la piscine est ; serait ; aurait été ; un bassin rectangulaire, à ciel ouvert au milieu des champs, mesurant 20 à 25 m de long par 10 à 15 de large.
Depuis 2005, Google Maps propose une vue satellite en complément de la vue cartographique classique.Si nous basculons de l'une à l'autre, sur la zone qui nous occupe, la piscine présente sur le plan disparaît sur l'image satellite. Un champ la remplace. Des monticules de gravats jouxtent l'étendue d'herbe, comme une forme de contre-forme approximative de la piscine effacée.
Ces restes de chantiers, débris de constructions déchargés là, ne sont probablement pas ceux de la piscine, mais la coïncidence de leur emplacement les fait résonner singulièrement. Comme une aide mnémotechnique, les gravats entassés nous rappellent que quelque chose fut construit et détruit à cet endroit. Ils deviennent, pour la piscine, une sorte de tumulus involontaire.

Cet endroit, nous n'y aurons d'ailleurs pas accès physiquement puisque situé sur une propriété privée. Une piscine ensevelie sous un terrain inaccessible, c'est une construction qui se dérobe doublement. Ce qui reste donc finalement présent, c'est une absence, un vide. La présence en creux de ce qui fut justement un trou creusé dans le sol, un creux rempli d'eau.
De cette piscine, il persiste à Delme des portions d'histoire, des bribes éparses qui flottent dans la mémoire commune. Des éclats estompés, des scintillements à la surface d'une eau évaporée.
Ces bribes, il faudrait les consigner, les vérifier et les préciser. Les multiplier surtout, pour que le lieu, à défaut de reprendre corps, subsiste à travers des mots partagés. Pour que la piscine ne perde pas totalement pied au fond des esprits.
Alors, il y aurait comme ça, depuis la piscine creusée durant l'annexion allemande jusqu'à nos jours : des baignades bien sûr, des nages et des batailles d'eau qui auraient sévi par-dessus les guerres, des fêtes aussi. Il y aurait des fissures à réparer, une fermeture par crainte de la poliomyélite. Puis une piscine progressivement adoptée par les batraciens et les libellules. Finalement une mare. À défaut d'encore s'y baigner, les écoliers viendraient y étudier les sciences naturelles, en grandeur nature. Et puis tout serait finalement enseveli sous le calme plat.

Mais, comme un contre-poids, de l'autre côté du pays, à 600 km à l'ouest de Delme, une autre histoire de « la piscine des Allemands » s'écrit, et se raconte, et donne le change.
À Sideville, dans une Normandie sous occupation allemande, un bassin d'une taille similaire à celui de Delme est construit en 1942, pour la détente des troupes. Après guerre, la piscine reste durant quelques années un lieu de baignade pour les habitants. Doucement délaissée, elle devient le terrain de jeu des enfants avant de s'évanouir en une mare discrète.
En juillet 2009, on pouvait lire dans Ouest France, en titre d'article : « La piscine aux Allemands veut se faire oublier ». En février 2022 : « La piscine allemande [...] sera remise en eau » et en juin de la même année : «  La piscine allemande est sortie de la boue [...] ».
Si la piscine est effectivement sortie de la boue, si elle a été restaurée : débroussaillée puis curée à la pelle mécanique, c'est parce qu'elle devait accueillir une épreuve de la Haute Folie, une course à obstacles qui s'est tenue en septembre 2022. Soixante-dix ans après son inauguration, la piscine aux allemands de Sideville sortaient de terre une seconde fois. Les participants à la course devaient traverser le bassin, au cours de différentes étapes qui avaient pour thème le Débarquement.

Entre Sideville et Delme, il y a une traversée de la France dans presque toute sa largeur. Et si deux piscines allemandes rapprochent les deux communes, c'est pour raconter deux histoires bien différentes. L'une fait remonter le passé pour mieux l'investir au présent, au risque de le recouvrir de ce présent. L'autre enfouit le passé en enterrant la piscine, mais s'encombre peut-être alors de son absence. Une absence qui prend de la place, éparpillée entre des fragments de carte et de mémoire.

Il reste que, d'ouest en est, entre les offensives et les retraites, se trace avec fragilité, un petit chemin réconfortant sur lequel on entend murmurer que si les guerres creusent des tranchées, des cratères et des tombes ; dans de petits moments volés au désastre, il leurs arrive aussi de creuser des piscines. Et d'opposer alors des plongeons ratés aux bombardements, des éclaboussures aux déflagrations, des joies modestes aux grandes horreurs.