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En avançant sur le chemin du Moulin de la Fosse, nous buttons finalement sur un panneau qui nous interdit de poursuivre. De part et d'autre de la route, deux sentiers remontent un talus ferroviaire, comme des invitations. À droite, vers Puzieux. À gauche, celle à laquelle nous répondons, vers le centre de Delme.
Sur ce talus, passaient les trains de voyageurs et de marchandises qui reliaient Château-Salins à Metz à partir de 1904. Construite dans une Moselle allemande, la voie ferrée est ensuite progressivement délaissée, à mesure que se développe le transport routier. Les trains de voyageurs sont finalement interrompus en 1953, ceux de marchandises s'arrêtent presque vingt ans plus tard en 1972.
Dans les rayonnages de la Médiathèque de Delme, se trouve un recueil intitulé La Moselle des contes. Un de ces contes a justement pour titre « Le chemin de fer ». Le récit évoque la construction de la voie ferrée à Puzieux, il met en scène le père Arsène, un paysan qui, pour citer le livre, « voyait d'un œil soupçonneux [le train] faire irruption dans sa belle campagne, avec toute la réputation diabolique qui l'entourait. »1 Si le conte se place sur le ton de la farce, les préoccupations et la méfiance qu'il soulève vis-à-vis du train trouvent ailleurs des échos pertinents.
Dans son Histoire des voyages en train, l'historien Wolfgang Schivelbusch détaille comment le chemin de fer a transformé non seulement nos manières de voyager, mais aussi nos manières de percevoir le monde et de nous relier à lui. Par la vitesse et la rectitude de son parcours, le train donne à appréhender un territoire qui défile sous le regard, plutôt qu'un territoire auquel on prendrait part. Pour les premiers passagers, habitués aux modes de transport préindustriels, c'est une rupture qui malmène l'expérience sensorielle du monde. Le regard n'est plus en prise avec l'espace, il ne peut plus glaner des détails proches, les disséquer, puis partir attraper la ligne d'horizon, avant de revenir s'accrocher au premier plan. Il ne touche plus rien mais effleure tout. Les yeux ne voient plus, ils entraperçoivent ; ils ne considèrent pas, contemplent encore moins, ils se débattent avec la vitesse, balaient confusément un paysage devenu magma visuel, s'épuisent, finalement s'endorment.
Wolfgang Schivelbusch écrit : « Les premiers passagers du chemin de fer vécurent les effets du progrès comme une abolition du temps et de l'espace […] : une désincarnation, en somme. […] Le train était perçu comme un projectile, et prendre le train revenait donc à être catapulté dans le paysage […] Le passager monté à bord de ce projectile cessait d'être voyageur pour devenir paquet ».2
Il faudrait ajouter que si Wolfgang Schivelbusch pointe la rupture que fut le train en s'appuyant notamment sur la vitesse et la rectitude du tracé, la ligne qui passait par Delme constitue un exemple très nuancé. La voie était en effet extrêmement sinueuse, afin, il semblerait, d'être plus difficilement repérable par les français dont la frontière était toute proche. Cette sinuosité même impliquait une vitesse de transport modérée.
C'est en Angleterre, entre Liverpool et Manchester, que s'ouvre la toute première ligne de chemin de fer, le 15 septembre 1830. Dans un numéro du magazine Life datant de 1998, cette date est évoquée comme le jour où « le pied entama la fatale glissade qui le rendrait obsolète ».
Si la modernité a depuis, de multiples manières, donné du crédit à ce postulat, si la relation que nous entretenons avec nos corps et le monde, avec nos corps dans le monde, avec le monde en nous ; si cette relation est effectivement abîmée, il faut peut-être tout de même relativiser cette obsolescence de la marche que nous suggère le magazine. Et ce, tout particulièrement à Delme, où, sur les vestiges d'une voie ferrée supposée annoncer, selon Life, cette agonie de la marche à pied, nous marchons aujourd'hui.
Il est singulier qu'une infrastructure telle qu'un chemin de fer, installée en réponse et en contribution à l'accélération du monde, bascule ainsi en une voie de décélération. En une ligne étroite par laquelle on ne dévore plus des distances mais sur laquelle on s'attarde. Où, pas à pas, on se pose et s'apaise. L'ancienne voie ferrée est une brèche dans l'emballement de l'époque. Elle devient une destination en soi, un refuge. Peut-être aussi l'esquisse d'une issue.
À Delme, l'ancienne ligne de chemin de fer oppose ainsi le monde tel qu'il vit, tel qu'il s'éprouve aussi, à son aménagement tel qu'on le mène ; tel qu'on l'inflige. Ici, le chemin, soulagé de son fer, répond à l'affairement par la flânerie. Face à l'abstraction dans laquelle le temps présent nous engloutit, face à son accélération, face à ses burn-out, à ses disruptions ; face à cette cadence toujours plus effrénée, les anciennes voies ferrées, justement, freinent. Elles invitent à la marche, elles la brandissent comme l'étendard d'une révolution douce. Comme un moyen de se retenir au monde, de se tenir dans le monde ; et de tenir à lui.