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L'ancienne voie ferrée, sur son tronçon delmois, est une parenthèse verte. Elle se déclame d'arbre en arbre, portée à bout de branches au travers des champs labourés. C'est une ligne qui se soustrait au réseau ferroviaire pour rejoindre un réseau écologique.
L'expression de réseau écologique s'inscrit dans le champ lexical relativement récent de l'écologie du paysage, qui étudie les relations entre les territoires et les dynamiques vivantes qui les habitent. Ce champ s'ensemence des termes d'infrastructures naturelles, de fragmentation des écosystèmes, de réservoirs et corridors biologiques …
Depuis 2009, en France, ces notions sont traduites et introduites dans le code de l'environnement à travers la politique publique de « trame verte et bleue ». Celle-ci a vocation à allier préservation de la biodiversité et aménagement du territoire. Elle porte son attention sur les corridors biologiques, qui permettent la circulation d'espèces végétales et animales entre différents réservoirs biologiques, c'est-à-dire différentes zones d'habitats.
Par la trame verte et bleue, le concept de mobilité s'étend au-delà des seules circulations de populations humaines, de marchandises ou de capitaux, pour intégrer le déplacement d'autres êtres vivants. Cette considération élargie révèle notamment que la densification de nos réseaux de transport implique un morcellement croissant des terrains de vie pour une multitude d'espèces. Ces réseaux qui nous relient ont ainsi pour effet collatéral d'isoler une part conséquente du monde vivant. En premier lieu, de l'enserrer entre des bandes d'asphalte. Nos voies de circulation s'avèrent être des obstacles périlleux ou infranchissables. Nos routes sont les barreaux d'une cage. Nos déplacements immobilisent, emprisonnent.
Ce qu'un regard moins replié, plus vaste et accueillant relève, c'est cette dissonance au fondement de nos infrastructures. C'est la dissymétrie atrocement parfaite de leurs impacts, sur l'humain d'une part, sur le reste du vivant de l'autre. C'est la violence des contrecoups et l'injustice quant aux êtres qui la subissent. En dilatant nos pupilles pour tenter d'y faire entrer la planète entière, se dévoile à nous ce monde d'oxymores que nos sociétés produisent, où nos liens sont des ruptures, où ce qui nous bénéficie coûte démesurément à d'autres.
À cet endroit, la trame verte et bleue formule une réponse timide qui s'installe avec fébrilité dans les territoires. Avec, peut-être aussi, le sentiment d'un rendez-vous plus décisif manqué, en songeant que les corridors et les réservoirs biologiques produisent davantage une superposition de mondes imperméables les uns aux autres, qu'un monde commun. La trame ambitionne moins de modifier nos modes de vie que d'atténuer leur pouvoir de saccage. Mieux que rien, c'est peut-être déjà beaucoup. C'est suffisant si ce n'est qu'un début, mais bien peu si c'est là tout ce que nos sociétés sont prêtes à concéder au monde. Pas de révolution à venir, juste un ajustement technique. Une adaptation à la marge.

À Delme, en avançant sous les branches, quelque chose d'autre que le langage et l'ingénierie de la trame verte et bleue se raconte. Quelque chose de plus vague papillonne et échappe à la précision logistique et à la mesure. Car sur l'ancienne voie ferrée, dans ce basculement infrastructurel de réseau ferroviaire à réseau écologique, dans cet obstacle qui s'est incliné et où se place et se déplace désormais le vivant ; il se trouve que nous nous déplaçons aussi.
Alors, ce serait comme un rêve : sortis des trains qui propulsent nos torpeurs et nos solitudes à travers des paysages négligés, nos corps attentifs retrouveraient un territoire auquel se lier, les pieds aimantés à la terre. Depuis la terre : un premier pas, et la sensation qu'il soulèverait d'une marche enfin déployée dans le juste mouvement du monde, en compagnie de tout ce qui le peuple. C'est entremêlé au vivant dans son entier que nous avancerions. Sur l'ancienne voie ferrée, il ne serait plus question de trames et de plans, de corridors et de réservoirs pour canaliser tout ce qui se meut à la surface de la planète ; mais il s'agirait d'envisager une voie de réinsertion pour nous-mêmes, par laquelle nous retrouverions une place dans une communauté du vivant, sur une planète partagée. Ce qui se rêve obscurément sur ce talus de chemin de fer, c'est l'horizon d'une réconciliation.

Face aux saignées des grands travaux d'aménagements qui opèrent encore, ici et là, et partout. Face à ce réseau de lignes trop droites tracées avec autorité, qui arasent, creusent et recouvrent ; l'ancienne voie ferrée de Delme rappelle que persiste en contre-forme une ligne vivante qui couve sous nos aménagements. Elle se faufile dans nos délaissés, s'invite sur nos ruines, cultive l'abandon. Elle pousse. Cette ligne, il faut la voir et l'entendre parce que ce qu'elle raconte rassure. Il faut l'accompagner parce que ce qui s'apprête à croître en elle, soigne et sauve.

« Dans la langue des Inuits, le mot nunatak, désigne une montagne s’élevant au dessus des étendues gelées, et où se réfugie la vie pour perdurer pendant l’ère glaciaire »1.
C'est avec ce mot à l'esprit que nous aurions pu gravir le talus escarpé, avec ce mot que nous nous serions hissés de quelques mètres au dessus de la monotonie des parcelles agricoles. Nous aurions abordé ce talus comme un recoin modeste où se réfugie la vie, comme une langue de terre où cette vie peut reprendre un instant un souffle constamment coupé par notre dévoration du monde. Nous aurions pu penser que ce refuge nous serait bientôt nécessaire pour nous abriter de nous-mêmes. Alors, ce qui aurait dû être une promenade deviendrait, pas à pas, une petite désertion. Cette désertion ouvrirait des alternatives, qu'il nous faudrait opposer à la mise en système tenace et mortifère du monde. Des luttes seraient à venir, car sans nous en rendre compte, nous serions montés sur le talus de l'ancienne voie ferrée de Delme comme on prend le maquis.


  1. Édito, revue Nunatak, 2017, n°1, p. 2.