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Une fois redescendus de l'ancienne voie ferrée, celle-ci se rappelle à nous quelques centaines de mètres plus loin. En effet, entre la ruelle des Pigeons et le ruisseau de Saint-Jean, se repose discrètement une structure, sorte de petit amphithéâtre construit en traverses de chemin de fer. Les traverses sont agencées simplement, en un demi-cercle qui s'ouvre sur le cours d'eau. En somme, nous rencontrons ici ce qui fut un jour évacué de là-bas. Là-bas : le talus ferroviaire, ici : les traverses. Dans Delme : comme un chemin de fer en kit.
Dans l'Histoire des voyages en train 1, déjà évoqué dans un chapitre précédent, Wolfgang Schivelbusch raconte comment la naissance du chemin de fer engendre de nouvelles habitudes de voyage. Comment, au regard de la diligence où deux banquettes se font face, le train – étant donné le nombre de passagers - se configure en deux rangées de sièges alignées. Comment cette configuration nouvelle modifie les comportements sociaux à l'intérieur du wagon, où la conversation entre voisins cède la place à la lecture d'un livre ou d'un journal. Comment, pour finir, les wagons bondés deviennent silencieux, peuplés de voyageurs muets voyageant dans leur solitude.
Cet alignement des sièges trouve un écho ou une relance, en-dessous des essieux, à même le ballast, dans l'alignement des traverses que suppose le chemin de fer. Et c'est précisément ce second alignement que le petit amphithéâtre qui borde la ruelle des Pigeons fait dérailler.
Aux traverses toutes parallèles de la voie ferrée, toutes à égale distance, interchangeables, comme s'ignorant l'une l'autre mais braquées vers l'objectif commun d'une ligne sans aspérité ; à ces traverses qui sont une armée au garde-à-vous, en file indienne, renversée sous les rails, s'opposent ici, en bordure de ruisseau, des traverses en résistance, qui bifurquent, se rapprochent, se touchent et se prolongent entre elles ; qui construisent par leur réunion même.
Sur cette construction, nous pouvons nous asseoir comme sur un quai de gare. Face à nous l'eau qui glisse recouvre, à vrai dire remplace, le défilé crissant des wagons. Ici, alors, pas de trains en partance, seulement l'eau qui continuellement s'écoule. Rien n'est à attendre d'autre que ce qui est déjà là : le temps présent qui joue dans le ruisseau, et qui sans bouger s'échappe pourtant.
Depuis ces traverses qui ont déserté la voie ferrée pour en prendre le contre-pied : le paysage semble se reposer. Le regard se calme, dérive ou se dépose. Par la courbe que décrivent les traverses, il peut être invité à croiser d'autres regards, des rencontres peuvent s'essayer et s'épanouir, des discussions se relancer.
Ainsi, le petit amphithéâtre réceptionne paisiblement le temps contemplatif et social qui a un jour sauté du train. Il ménage un temps qui n'est plus celui impatient des transports, tendu vers une destination jamais assez vite atteinte, mais un temps dilaté, un temps qui ouvre les bras, tout autant aux autres qu'à soi, qu'au monde, qu'à lui-même. Ce qu'accueille en somme, ce réemploi détourné des traverses, c'est un temps autrement employé. Un temps récupéré.
La récupération et le réemploi sont des pratiques qui ont cours depuis l'Antiquité, notamment dans l'architecture. Des édifices anciens deviennent alors les carrières dans lesquelles puiser les matériaux pour des édifices à venir. Le réemploi se poursuit au Moyen-Âge et subsiste encore au 19è siècle. Au fil du temps, ses motivations varient : urgence militaire, parfois revendication historique ou symbolique, bien souvent contrainte économique.
Ce sont justement ces considérations économiques qui, avec l'avènement de l'ère industrielle et les mutations qu'elle motive, parmi elles : la diminution du coût des matériaux, l'augmentation du coût de la main-d’œuvre et de la pression foncière, la rentabilisation du temps ; ce sont justement ces considérations, donc, qui rendent le réemploi marginal au 20è siècle. Siècle qui privilégie, au moins en Occident, la démolition à la déconstruction. Aujourd'hui, étant donné l'inlassable exploitation des matières et la remontée de leur coût, étant donné la crise écologique dans laquelle nous sommes impliqués tout autant qu'emportés, le réemploi redevient un enjeu. Et peut-être davantage qu'un enjeu : un élan vers la vie.
Dans un texte intitulé Le réemploi comme ressource première, le philosophe Philippe Simay l'envisage comme un acte de résistance à l'époque, à son extraction gloutonne de ressources, à sa production frénétique et à l'entassement sans fin de déchets qui lui fait suite. Pour le philosophe, au-delà de la portée environnementale très concrète du réemploi, celui-ci est un « art du faire » qui amène à une considération élargie des matériaux et invite à repenser la relation que nous entretenons à eux. Philippe Simay écrit : "[…] le réemploi nous conduit à politiser l’usage des ressources en mettant au jour les rapports de forces et la violence intrinsèque des pratiques constructives conventionnelles."2
Le petit amphithéâtre prend alors l'allure d'un manifeste. Construit à partir des matériaux de la voie ferrée, c'est la rigidité monotone de cette dernière qu'il vient fléchir, tout autant que le temps trop linéaire du train. Face aux heures à raccourcir toujours plus de gare en gare, il suggère une pause. Face à la sociabilité amoindrie des wagons, il devient point de ralliement. Face à la violence d'un point de vue qui fait du monde un agglomérat de ressources, face à l'histoire accélérée qui mène de la ressource au déchet, le petit amphithéâtre propose, depuis les traverses qui le constitue, un récit détourné. Une histoire alternative qui serait une forme de sauvetage. Face à la transformation du monde en matériaux, le petit amphithéâtre tente de faire, depuis un matériau, un monde.