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Si comme beaucoup, le Mille club de Delme devenu trop vétuste a aujourd'hui disparu, d'autres subsistent à travers le pays, restaurés ou transformés, réinvestis. Ces constructions, en tant qu'elles sont significatives d'une époque, de ses maladresses ou de ses audaces, s'approchent discrètement, et finalement touchent, à un patrimoine.
En 2015, le label « Patrimoine du XXè siècle » - aujourd'hui devenu « Architecture contemporaine remarquable » - a ainsi été décerné à plusieurs Mille clubs de Bourgogne-Franche-Comté. Dans d'autres régions, les architectes des bâtiments de France poussent également en ce sens.
Que des bâtiments en série, préfabriqués industriellement, intègrent un patrimoine architectural, cela témoigne de l'évolution de notre rapport à ce patrimoine, couramment associé à l'exceptionnel, à l'unique. Dans le cas des Mille clubs, si unique il y a, ce serait paradoxalement leur répétition ; quand l'exceptionnel serait la normalisation de leur production.

Le patrimoine se redéfinit en fonction de ce qu'une société veut conserver et revendiquer de son passé. Il est le regard qu'une société porte et partage sur elle-même, ce à quoi elle choisit de s'identifier. Est donc patrimoine ce qui est déclaré comme tel ; c'est ainsi moins un acquis historique qu'une sélection opérée dans les traces repérées que le passé nous laisse. En somme, c'est une construction culturelle et sociale, une manière de lire et de dire les héritages qui nous constituent, en en passant donc d'autres sous silence. Le patrimoine est une affaire de récit, un discours.
Depuis les années 80, ce discours s'élargit, les lignes bougent, et le patrimoine gagne du terrain. D'un ensemble exclusivement bâti et monumental, il accueille désormais des formes plus modestes, diffuses ou immatérielles. Ainsi de ce patrimoine immatériel en France qui intègre notamment la course camarguaise et les jeux floraux de Toulouse, le maloya de la Réunion, les concours de Sonneurs en Bretagne, le Gwoka de la Guadeloupe et les chants polyphoniques de Tende, le lancer de sabot de Pont-Aven, les jeux de force du Trégor, les courses sur échasses des Landes, le feu pastoral des estives basques et la pose de la branche de mai dans le Morbihan, la crémation des Trois sapins à Thann, la fabrication de carcasses de sièges à Liffol-le-Grand... Autant de pratiques culturelles qui, par leur simple énonciation, sont déjà un voyage.
A cet ensemble, nous pourrions imaginer ajouter, facétieusement, la pratique de la patrimonialisation elle-même, en tant que processus singulier, consistant à inventorier le pays à travers ce que celui-ci considère comme son héritage et son legs. En somme, nouer (ou dédoubler) ce vertige du patrimoine, en « patrimonialisant » la patrimonialisation.

À cette inflation patrimoniale, nous pouvons risquer une hypothèse, lui prêter une logique, presque une stratégie. En tant que reconnaissance et transmission d'un héritage, le patrimoine propose une forme de continuité du temps, dans une époque contemporaine, agitée par ses innovations et ses ruptures, qui malmène précisément cette continuité. L'inflation patrimoniale contrebalance ainsi l'emballement du monde, et si elle ne le ralentit pas pour autant, elle tente de nous aider à y surnager. Si le patrimoine a tendance à élargir aujourd'hui son socle, c'est peut-être que nos sociétés désormais disruptives nous font plus facilement perdre pied.

Pas à pas, nous remontons maintenant la route qui longe le cimetière, à mesure que nous grimpons, le paysage s'ouvre dans notre dos. Le paysage fait d'ailleurs également l'objet d'une reconnaissance patrimoniale. Au niveau européen, il est défini comme la perception que les populations ont d'un territoire ; il est reconnu comme composante essentielle du cadre de vie.
Le paysage, donc le territoire perçu, en tant que patrimoine entre alors en friction avec le territoire vécu. En effet, comment conserver et habiter en même temps ? Et particulièrement pour des modes de vies comme le nôtre, emballés dans une démultiplication d'infrastructures et l'aménagement incessant des territoires. Alors, l'interrogation se clarifie en se reformulant : comment protéger nos cadres de vie face à nos modes de vie ?
On voudrait tendre un fil entre les forces opposées, dissonantes, qui animent cette question. En funambule, tenter d'y trouver un équilibre, une position audacieuse plus satisfaisante que les compromis qu'on voit poindre.

Comment protéger nos cadres de vie face à nos modes de vie ?
A Delme, la question est désormais inscrite sur la ligne d'horizon, au sud-ouest comme au sud-est, sous nos yeux, se ressassant sans cesse dans le remous des éoliennes. Si ces dernières transforment ostensiblement le paysage et se heurtent aujourd'hui à des questions de patrimoine paysager, elles pourront bien un jour, au hasard rebattu d'un pied de nez de l'histoire, intégrer ce patrimoine.