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Ce que garde, sauvegarde, la Conserverie ce sont des photographies qui témoignent de l’attachement d’une personne à un instant vécu, parfois seul mais souvent partagé ; et la volonté d’en garder trace. La Conserverie s’attache à tous ces attachements personnels qui à un moment donné donnent naissance à une image, elle témoigne de tous ces témoignages. De ces traces innombrables qui ne sont pas l’histoire et ses grandes manœuvres, qui ne font habituellement pas patrimoine, mais qui, avec légèreté, donnent aux vies la force ou l’enthousiasme d’être vécues.

Il y a cette phrase de Walter Benjamin :
« Les constructions de l’histoire sont comparables à des ordres militaires qui tourmentent et casernent la vraie vie. À l’inverse, l’anecdote est comme une révolte dans la rue. Elle nous rend les choses spatialement proches, elle les fait entrer dans notre vie. »
Peut-être y a-t-il de ça dans les images qu’archive La Conserverie. Quelque chose qui nous rapproche les choses. Dans ces photographies nous rencontrons parfois un lieu, un objet, une lumière, un geste, une expression qui nous est familière, qui en un sens nous appartient aussi. Alors des souvenirs reviennent, si bien que face aux images, c’est parfois nous-mêmes qui entrons dans notre propre vie.

Désormais nous marchons rue Haute Seille, elle mesure cinq ou six cent mètres, nous la remontons entièrement. Elle n’est pas spécialement agréable, les trottoirs y sont parfois étroits, les voitures passent nombreuses, proches, vite. Jusqu’en 1904, c’étaient les eaux de la Seille qui s’écoulaient là, avant les voitures, le long d’un canal que la rue a remplacé.

En remontant la rue Haute Seille, alors, nous pourrions porter attention à tout ce qui pourrait faire l’objet d’une anecdote, et même moins que ça : simplement des événements anodins dont on pourrait tirer des récits concis qui rendraient la ville « spatialement proche » comme l’écrit Walter Benjamin, des récits de « ce qui se passe quand il ne se passe rien » comme l’écrit George Perec, de « ce qui ne se récupère pas, qui ne fera jamais patrimoine » comme l’écrit Jean-Christophe Bailly.

Ainsi :

  • Rue Haute Seille, le mardi 12 janvier 2010 à 13h02, deux dames discutaient. L’une d’elle confiait à l’autre : Quand ma gosse ira à l’école toute la journée ça sera plus facile pour moi, parce que là elle n’y va encore que le matin.
  • Rue Haute Seille, le mardi 19 janvier 2010, deux dames, peut-être les mêmes mais c’est peu probable, poussaient chacune une poussette. À 10h57, elles firent brusquement demi-tour.
  • Le lundi 6 décembre 2010 à 08h49. Un homme lisait appuyé
contre un mur, abrité sous un porche. Il neigeait.
  • Le lundi 13 décembre 2010. À 16h49, les lampadaires s’allumaient.
  • Rue Haute Seille, le samedi 23 avril 2011 à 18h22, deux jeunes passaient en vélo, l’un disant à l’autre : - Woh tu t’en rappelles ? Un moment quand on était petit on... La suite de la phrase s’échappait.
  • Le mercredi 22 février 2012 à 19h12. Un homme criait au chien qu’il tenait en laisse : - Tss ! Viens ici !
  • Le samedi 23 février 2013 à 17h28. Une voiture actionnait ses essuie-glaces pour dégager un prospectus de son pare-brise.
  • Rue Haute Seille, le dimanche 22 mars 2015, l’heure est manquante. Un enfant s’arrêtait de marcher, se baissait et dessinait une fenêtre, à la craie sur le trottoir.
  • Le 30 mars 2015 à 09h42. Un passant siffla à plusieurs reprises. Deux personnes se retournèrent ; le sifflement ne leur était pas destiné.
  • Le jeudi 2 avril 2015 à 18h36, quatre enfants sortaient du hall d’un immeuble en courant. Ils se firent des passes avec le cartable de l’un d’eux.
  • Rue Haute Seille, le même jour, deux minutes plus tard. Deux hommes portaient un sac, une poignée chacun. Ils s’arrêtèrent, le posèrent et se portèrent l’un l’autre.

Cette liste pourrait ne jamais finir. Elle voudrait saisir la rue à une échelle qui est tout simplement la nôtre, en compilant tous ces gestes infimes, fugitifs, sans importance mais qui mettent en mouvement la ville, qui l’habitent et par lesquels nous l’habitons.
Depuis ce regard posé sur ce que la ville a à la fois de banal et d’imprévisible, quelque chose réchauffe. Rien ne vient changer notre condition mais la vie y gagne peut-être en saveur. Parce que ces instants observés se jouent sans script ni répétition, qu’ils auraient pu ne pas être, qu’ils ne sont pas couru d’avance, qu’ils sont sans conséquences et que c’est précisément ce qui les rend précieux. Ce qui fait qu’ils manqueraient profondément si les rues venaient à s’en vider.