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Perdre le monde, donc. Se le répéter, non pas comme un programme, non pas pour conjurer le sort mais simplement, d’abord, pour donner de la place dans nos esprits à cette idée qui est aussi un avertissement.

Dans l’essai L’art de marcher, Rebecca Solnitt esquisse cette perte avec d’autres mots. Dans un des derniers chapitre du livre, elle compare le travail paysan et le travail à la chaîne avec les salles de sport contemporaines. Elle explique que, là où le corps du travailleur s’engage dans un effort qui agit sur le monde ; le corps qui s’active dans les salles de sport ne vise à agir que sur lui-même.
Elle écrit : « Quelle est exactement la nature de la transformation qui, à l’heure où des machines pompent l’eau à notre place, veut que nous reproduisions sur d’autres machines [celles des salles de sport] l’action de pomper, et que nous agissions ainsi non par respect de l’eau mais par respect de nos corps [...] ? Qu’est-ce qui se perd, au juste, quand disparaît la relation entre les muscles et le monde, quand la production de l’eau et celle des muscles nécessitent des machines dont le fonctionnement est totalement dissocié ? »

Perdre le monde donc, perdre le monde encore, parce que de multiples manières nous nous en détournons, nous n’essayons plus de l’habiter. Mais perdre le monde aussi parce que désormais son habitabilité est en question, parce qu’il s’échappe.

Et puisque l’eau vient d’être évoquée, puisque l’été qui s’achève a été ce que nous savons en termes de sécheresse, que la Moselle que nous sommes en train de longer avait sa source tarie au début du mois d’août ; l’eau justement constitue un signe marquant de cette échappée, depuis le sommet des glaciers jusqu’aux nappes phréatiques, en passant par les lacs et les rivières.

À cette disparition des rivières répond la surprise d’une réapparition. Celle de vestiges oubliés, habituellement camouflés sous les eaux. Ainsi d’une ville antique de plus de trois mille ans immergée sous le Tigre, découverte dans le Kurdistan irakien. Ainsi des ruines du Pont de Néron datant de deux mille ans qui émergent des eaux du Tibre à Rome. Ou, toujours en Italie, d’une bombe américaine de la Seconde Guerre Mondiale, non explosée, découverte sur les rives desséchées du fleuve Pô.
Ainsi aussi, des pierres de la faim que l’on retrouve principalement, en République Tchèque et en Allemagne dans les eaux de l’Elbe. Sur ces rochers immergés dans le fleuve, visibles seulement quand le niveau de l’eau est extrêmement bas, sont inscrites les années de grande sécheresse, accompagnées parfois par quelques mots de mise en garde. Comme cette inscription de 1616 : « Si tu me vois, pleure ».

Dans le délitement actuel du monde, l’avenir, en s’esquissant nous replace face à notre passé. Un passé qui en vient à nous prévenir ; l’eau qui se retire nous rappelant, par bribes, notre histoire à partir de ses propres ruines.
Perdre le monde, et le retrouver dans cette perte même. Et l’entendre alors, peut-être, nous rappeler l’avenir.