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Face à ces ruines intermittentes tapies dans le lit des fleuves, les ruines de l’église Saint-Livier contrastent.
Construite au 9e siècle, l’église sera divisée en appartements après la révolution française. Dans les années soixante, elle est partiellement détruite alors qu’on démolit le quartier dans le cadre d’un plan de rénovation urbaine.
Rescapée parmi quelques autres d’une forme de table-rase, l’église Saint-Livier, aérienne et végétale, tranche avec les bâtiments qui l’entourent aujourd’hui. Elle offre au quartier un son de cloche singulier, elle le charge d’un passé, d’une mémoire qui lui a en partie été confisquée par la politique urbaine des années soixante.
Cette mise en regard des édifices qu’offre la place Valladier soulève alors cette question : si l’église Saint-Livier témoigne d’un passé lointain, de quoi témoigneront les immeubles qui l’encerclent ? Pour quelle durée ?
Quelles ruines fabriqueront-ils ?
Succédant aux ruines antiques, aux ruines industrielles, le philosophe Bruce Bégout pense notre présent comme le temps des ruines instantanées. Il explique que les lieux d’habitation sont finalement devenus des produits de consommation comme les autres dans le grand emballement lucratif du tout jetable. Qu’à la réduction des coûts de construction répondent les signes de délabrement prématuré. Qu’en 2012, en Occident, la durée de vie moyenne d’un bâtiment était de moins de trente ans et que cette durée s’est très probablement encore réduite au cours de la dernière décennie. Que si les bâtiments se dégradent effectivement à une vitesse telle qu’ils deviennent des gravas plutôt que des ruines, c’est la mémoire dont ces bâtiments sont porteurs qui se perdra à terme. Que nous produisons lentement, tout autour de nous, des paysages amnésiques.
Mais si les bâtiments supposés nous abriter finissent ainsi par vieillir plus vite que nous, s’ouvre peut-être devant nous la possibilité folle de retourner nous abriter sous le ciel ouvert. Alors, au milieu des ruines de Saint-Livier ou ailleurs, entre les levers et les couchers du soleil, dans le vent, sous la pluie, sur un sol sans étages, reprendre pied dans un monde sensible que l’époque à tendance à délaisser.
Reprendre corps aussi : éprouver les matières, gagner en porosité, accueillir l’altérité et l’habiter sans la coloniser ; considérer tout ce qui nous entoure autrement que comme une potentielle ressource, monter en singularité, déplier des gestes attentifs qui, autant que possible, se cosignent avec le monde plutôt que d’en être sa consommation gloutonne.
Car si de toutes parts le monde se délite, c’est ce monde qui est précisément à remettre au monde.