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Si la ruine résulte de l’abandon d’une construction qui était envisagée pour durer ; Albert Speer, l’architecte du 3e Reich, ne l’envisage pas comme une fatalité mais comme, en quelque sorte, un objectif à atteindre. Il développe alors la théorie architecturale de la valeur des ruines. Celle-ci postule que, pour qu’un bâtiment soit réussi, il faut qu’il soit aussi pensé en terme de ruine : il doit devenir une belle ruine, à l’image des temples grecs de l’antiquité.
Il est question, en somme, de ruser avec le temps qui passe pour tenter de lui survivre, en concevant des édifices qui prennent en compte dès leur construction leurs conditions de disparition, leur propre archéologie.
Dans une toute autre direction, le paysagiste Gilles Clément remarque que : « L’abandon d’une prairie ou d’un lieu de culture, au contraire, ne donne pas de ruine : cela devient une forêt. »
Gille Clément suggère de bâtir comme on jardine. Ici, une piste étroite s’esquisse et se faufile entre la ruine éternelle et la ruine instantanée, entre le bâtiment-ruine du 3e Reich et le bâtiment-gravas contemporain. Un chemin encore flou que le lierre qui tapisse les parois de Saint-Livier suggère peut-être également :

Bâtir comme on jardine, ce pourrait être, pour une part, sans systématisme, renoncer à la raideur de nos constructions, à leur présence figée, pour les réenvisager et les redéployer dans une écoute attentive de ce que la réalité a de foncièrement changeant. Accepter pleinement cette mécanique intrinsèque au monde plutôt que s’y résigner, l’accompagner plutôt que lui résister. Ne pas tenter d’abolir le temps ou de le duper, de le nier ou de lui faire désespérément barrage mais se couler en lui. Avancer dans le sens du courant.

Le film La Terre éphémère, du réalisateur géorgien George Ovashvili, suit durant trois saisons un grand-père et sa petite fille s’installer sur un îlot alluvionnaire tout juste formé au milieu d’une rivière, afin de cultiver du maïs, sur cette terre extrêmement fertile qui redisparaîtra aux prochaines crues.
On voit pendant toute la durée du film ces personnages dans leur quotidien : construisant une cabane, cultivant, s’activant ou se laissant aller. On les regarde finalement installer et déployer leur vie sur cet espace restreint qu’ils savent condamné. Sur cette île chaque année emportée et renouvelée par les eaux.

Sans en faire un programme, sans en faire quelque chose de forcément désirable, le film montre entre autres une certaine manière d’habiter l’éphémère. Habiter l’éphémère, ce n’est pas forcément vivre sans attaches mais avec des attaches nouvelles, que l’on choisit mais qui peuvent nous échapper. Vivre profondément lié à ce qui nous dépasse sans pour autant vouloir l’abaisser à notre hauteur. Habiter l’éphémère, c’est se frotter au temps et au monde, les laisser même nous malmener, sans vouloir les transformer, mais plutôt en s’insinuant dans les transformations en cours.

Bâtir comme on jardine, habiter l’éphémère, ce serait peut-être, parfois, faire le deuil des ruines, renoncer à laisser un certain type de traces, pour donner plus d’espace à d’autres manières de se lier, à nous-mêmes, aux autres, aux choses, à nos histoires.