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Ayant quitté l’église Saint-Livier, la rue des Trinitaires - aux environs de laquelle nous sommes désormais -, accueille un bâtiment dédié au même martyr : l’Hôtel Saint-Livier. L’édifice est occupé depuis 2004 par le Fond Régional d’Art Contemporain de Lorraine.

En 2012, c’est entre ces murs que se tient une conférence sur les songlines, les pistes chantées aborigènes. À cette occasion, l’une des intervenantes, la réalisatrice Magali McDuffie rapporte les paroles d’une Aborigène lors de sa venue à Metz. Elle raconte que cette femme, en voyant la Cathédrale Saint-Étienne, avait compris pourquoi nous ne pouvions pas comprendre sa culture, que nous étions dans un rapport au monde où il s’agissait de construire quelque chose qui puisse nous survivre et traverser les siècles, quand pour sa part, elle était animée par une volonté de tellement vivre en harmonie avec son environnement qu’elle ne voulait y laisser aucune trace.

La culture aborigène s’appuie sur la préservation du monde tel qu’il est plutôt que sur sa transformation. L’existence, les mythes, le territoire et les êtres vivants qui l’habitent, mais aussi les rivières, les rochers, tout cela se tisse pour ne faire qu’un monde. Si bien que s’en prendre à un élément de ce maillage, revient à abîmer tout le reste.
C’est peut-être précisément parce que tout se tient, parce qu’une fissure dans une falaise fait l’objet d’un chant, que ce chant, plus loin, indique un point d’eau, que ce point d’eau figure le parcours emprunté par un ancêtre dans un temps mythologique... ; c’est peut-être parce que tout se tient que la mémoire aborigène, en se transmettant oralement, sans trace matérielle, perdure depuis des temps bien plus reculés que les plus anciens récits occidentaux.
Des chercheurs ont notamment établi que certaines histoires aborigènes font état de la configuration des côtes australiennes telle qu’elles étaient il y a plus de sept mille ans. Si bien qu’aujourd’hui, en Occident, on évoque les traditions orales comme un élément parmi d’autres, dans l’élaboration et le maintien d’une mémoire active concernant l’enfouissement des déchets nucléaires, à Bure dans la Meuse, ou ailleurs. L’enfouissement en question nécessitant de transmettre des informations et des mises en garde dans un avenir bien trop lointain pour être tout simplement imaginé.

Chez les aborigènes, le temps long a peut-être perduré parce qu’ils et elles l’ont intégré à leurs interactions vivantes plutôt que de le déléguer à une construction solide en pariant sur sa pérennité. Parce qu’ils et elles l’entretiennent au présent. Parce que, simplement, leur monde est une mémoire, et leur mémoire un monde. Que prendre soin de l’un, revient nécessairement à prendre soin de l’autre.

Au milieu de l’encombrement asphyxiant de ce que nous avons fait de la planète, la volonté de ne pas laisser de traces est une respiration. Une pause dans l’emballement entêté de l’époque. Un chemin de bon sens qui nous invite à nous éloigner - un peu - des cathédrales quelles qu’elles soient, à faire un pas de côté, pour peut-être nous rapprocher des aborigènes.
Ce chemin, nous ne sommes probablement ni prêts ni invités à le prendre. Et pourtant, peut-être, aujourd’hui particulièrement, il serait un moyen singulier de faire fructifier nos vies, de maintenir le monde habitable. Ne serait-ce que parce que ce chemin s’appuie sur l’évidence muette, délaissée, que ce monde nous concerne.